Fanny LEDERLIN

Autrice

L'Éloge du Bricolage, Souci des choses, soin des vivants et liberté d’agir, publié en septembre 2023, est un ouvrage qui défend un mode de pensée et d'action alternatif, induit par une curiosité, une attention et une préoccupation pratique aux autres, êtres vivants aussi bien que choses.

Nous avons rencontré Fanny Lederlin à l’occasion de la parution de son ouvrage.


Fanny Lederlin a travaillé pendant 15 ans dans le domaine de la communication avant de vivre ce qu’elle appelle une “crise de vocation” à 40 ans. Voyant les évolutions des métiers de communication, notamment la part toujours plus grandissante du marketing, le recours aux algorithmes ou encore la montée en puissance de l’utilisation de l’I.A, et ne se voyant pas “vieillir en agence”,  elle bifurque vers la philosophie, d’abord pour le rapport à l’écriture, jusqu’à rédiger sa thèse qui portera sur le pouvoir de la Critique.*


*1 La critique remonte à l'Antiquité. Mais elle a pris une importance nouvelle à l'avènement de la Modernité, à l'époque des Lumières, avec l'œuvre de Kant notamment. Il s'agit d'un mode de pensée qui consiste à se libérer des tutelles et des autorités du savoir (religion, famille, etc.) et à mettre à l'épreuve les connaissances et les objets sensibles par l'exercice de sa propre raison

La thèse de Fanny Lederlin prend pour point de départ une formule empruntée à Marx, dans son ouvrage “La onzième thèse sur Feuerbach”, où “jusqu'à présent la philosophie s'est contentée d'interpréter le monde. Ce qu'il faut, c'est le changer”. Le sujet sera pour Fanny Lederlin “Pourquoi la Critique n’a-t-elle pas changé le monde ?”

La thèse aborde premièrement une réflexion sur les résistances au capitalisme, étudie ensuite la Critique elle-même et ses écueils (où sont abordées notamment les notions de progrès et de modernité) et termine par une réflexion sur la “Critique interstitielle”, pour notamment “réinventer la Critique et ouvrir des interstices” où le bricolage apparaît comme la manière pratique de fabriquer ces interstices de mondes plus viables à l’intérieur de notre monde capitaliste.

La notion de bricolage qui nous intéresse ici est apparue par plusieurs faisceaux.

François Jacob, Prix Nobel de médecine, publie en 1977 un article dans la revue Science intitulé Evolution and tinkering, “l'Évolution et le bricolage”, dans lequel il propose une vision de l'Évolution comme un enchaînement d’adaptations, un grand bricolage plutôt qu’un programme défini.

Michel de Certeau, sociologue, publie en 1980 un ouvrage intitulé L’invention du quotidien, dans lequel pour résumer, “aujourd’hui, même dans un appareil de pouvoir extrêmement puissant, il y a toujours la possibilité pour les individus pris dans le système de se frayer des chemins de traverse, des chemins sous-jacents”. Y apparaît également la notion de bricolage, rattachée aux gestes, aux savoirs vernaculaires, qui est finalement une façon d’être au monde, une invention de son quotidien, souvent subversive, toujours sous les radars de l'appareil de pouvoirl.

L’épiphanie de la notion de bricolage survient à la lecture d’un ouvrage de l’anthropologue (et bricoleur) Claude Lévi-Strauss, La science du concret qui ouvre un recueil appelé La pensée Sauvage (paru en 1962). Il y compare deux formes de science : la logique d’ingénieur (la science occidentale, une approche moderne, stratégique, qui catégorise et range le monde) et la logique bricoleuse (l’approche dite “primitive”, une approche pratique qui articule l’expérience à la mythologie).

Ces trois ouvrages ont permis à Fanny Lederlin de circonscrire ce concept de bricolage* et ainsi de réfléchir à “une raison pratique, qui serait une Critique interstitielle mise en œuvre concrètement par des corps limités, vulnérables et interdépendants, pris à l'intérieur d'un monde abîmé qu'il s'agit de sauver par nos attitudes quotidiennes”. 

*2 Dans son ouvrage précédent, “Les Dépossédés de l’Open-Space”, qui analyse les mutations du travail, Fanny Lederlin pose déjà le concept de bricolage en tant qu’approche permettant de se réapproprier le travail, en contestant de l’intérieur cette logique d’ingénieur qui conditionne notre rapport au travail.


L'Éloge du bricolage, composé de chapitres courts (trois pages en moyenne) démontre que “l’idée était d’écrire un livre en kit”, qu’il y ait une corrélation entre le fond et la forme, entre le thème du bricolage et l’objet éditorial. Par ailleurs, cette forme obligeait à une clarté du vocabulaire, des concepts et notions posées dans l’ouvrage.

Tout au long de l’ouvrage, nous retrouvons la figure de Wall-E (film d'animation étasunien sorti en 2008) “qui a un côté extrêmement touchant, qui rappelle autant Charlie Chaplin, E.T que Buster Keaton” et qui, pour Fanny Lederlin au fur et à mesure d’une multitude de visionnages, a fait s’interroger sur l’exploit de Wall-E de ramener les humains sur Terre, “un exploit fait par la raison pratique, par le bricolage”. 


Ce bricolage de Wall-E commence par , le robot “ne pense pas le monde, il le rencontre en le manipulant”. Cette idée que la rencontre pratique avec le monde précède la théorie est développée par plusieurs philosophes, Heidegger notamment, mais aussi plus récemment par Matthew B.Crawford dans son ouvrage Eloge du Carburateur, paru en 2009.

Avec Wall-E apparaît également le thème de la collection, qui est une étape essentielle de la logique bricoleuse, où le bricolage ne peut pas avoir lieu sans collection préalable. La collection permet d’observer les choses mais aussi d’y projeter un possible avenir, de transformation, de réutilisation, de bricolage. La logique collectionneuse se place alors dans une tolérance absolue au monde qui pense “cela pourra toujours servir un jour”. Cette pensée met au même niveau le déchet, l’objet beau et le vivant, et c’est ce que nous retrouvons dans le comportement de Wall-E, qui “observe, collectionne et se prépare ainsi à prendre soin du vivant”.

Toute cette réflexion permet par ailleurs de penser le monde complexe, où il ne s’agit plus de diviser Nature et Culture, de diviser les choses et le vivant mais bien de penser le soin d’un point de vue plus global, une pratique du soin qui entoure tout notre monde.


Depuis l’écriture du livre, Fanny Lederlin rencontre les gens qui bricolent et conçoivent, l’ouvrage résonne beaucoup dans le monde de la fabrication. Fanny Lederlin est notamment sollicitée par des espaces de fabrication, des écoles de design, d’ingénierie, pour présenter son ouvrage et sa réflexion aux étudiant-es et plus globalement, aux gens du faire. Au gré des rencontres, le bricolage est apparu dans toutes ses dimensions : politique, mais aussi morale et éthique. Cet ouvrage permet de mettre des mots sur nos pratiques balbutiantes qui questionnent notre rapport à notre milieu.

D’un point de vue politique, “le bricolage n’est pas une manière de faire révolutionnaire -dans le sens du renversement de pouvoir-. En tant que politique, c’est une vision qui se passe justement de l’idée de pouvoir”. La dimension politique du bricolage est d’autant plus importante pour Fanny Lederlin car “cela passe par l’idée que les pratiques bricoleuses ne peuvent pas être individuelles”. Penser le bricolage dans sa dimension collective, sociale et politique permet d’envisager les mutations à venir dans nos pratiques et notre fonctionnement en tant que société.

Il se trouve que l’ouvrage de Fanny Lederlin dépasse l’étude des choses et de la technique, il étudie également comment la logique d’ingénieur est allée jusqu’à se diffuser dans notre rapport au vivant, notamment dans notre rapport au corps humain. L’autrice y développe la notion de corps bricolés, où la question du bricolage se pose jusque dans les espaces de soin des vivants et apparaît “comme une manière de réfléchir à l’éthique du soin”. Il s’agit de “se rendre compte que nous sommes des corps bricolés et entrelacés dans l’interdépendance aux autres et au milieu”, qui nous rappelle que notre vulnérabilité nous rend responsables de nous-mêmes, des autres mais aussi des espaces dans lesquels nous prenons soin.

Cette responsabilité nous pousse à retrouver un engagement corporel et éthique dans notre rapport aux choses et au vivant. 


Pour poursuivre la réflexion, Fanny Lederlin nous invite à aller fouiller du côté des Arts & Crafts, avec notamment William Morris qui avait “pour but d’offrir la beauté au peuple” et qui articule ainsi à l’époque “le beau, le populaire et l’accessible et la vision politique du projet qu’il porte”. 

La suite, pour Fanny Lederlin, c’est de continuer à bricoler avec les mots et d’explorer ses multiples formes littéraires.

Ce qui nous a beaucoup parlé à Design Makes Sense, c’est cette réflexion sur le rapport à la technique, aux objets et à leur mode de fonctionnement et de conception. Mais aussi la façon de penser le rapport entre la logique d’ingénieur et la logique bricoleuse, pour se projeter non plus hors du monde, mais bien dedans et avec.

Et quand nous nous plaçons dedans et avec, cela englobe aussi bien le soin des choses que du vivant, le soin qui est une thématique qui nous est chère à développer et valoriser. 

Si l’on devait résumer notre entretien avec Fanny Lederlin, cela prendrait cette forme : faire avec, faire ensemble, et faire sans les institutions.




Ouvrages évoqués pendant l’entretien : 

Marx, La onzième thèse sur Feuerbach

François Jacob, Evolution and Tinkering

Michel de Certeau, L’invention du quotidien

Claude Lévi-Strauss, La science du concret

William Morris, L’art dans tout

Jérôme Denis, David Pointille, Le soin des choses

Matthew B.Crawford, Eloge du carburateur