Un jour une expérience : Rencontre entre artisanat et design
Pour ce premier article de notre série, “un jour une expérience”, dans laquelle nous proposons à des designers de nous partager l’une de leurs expériences les plus marquantes , nous donnons la parole à Alexis Jacquot, designer fondateur du studio Pirouette, spécialisé dans les objets narratifs engagés. Il va nous présenter le projet ODE, qui met en lumière la relation designer et artisan.
«Le designer dessine, l’artisan fabrique»
Contrairement à ce que pense la majorité des gens, la création d’un objet n’est pas à sens unique. Non, le travail du designer ne s’arrête pas là où celui de l’artisan commence. Moi-même designer d'objets ; J'ai trop longtemps cru que l'artisanat et le design sont deux mondes qui ne se mélangent pas. Un peu comme l'huile et l'eau en quelque sorte.
Cette erreur est d'autant plus grave qu'elle est trop souvent au cœur de projets inachevés ou non-aboutis. En effet, nombreux sont les designers (reconnus ou non) qui se rendent compte au bout de deux ou trois prototypes ratés que leur forme ne se démoule pas, n'est pas réalisable ou est trop chère à produire. Nous le savons ; Aujourd'hui plus qu'hier, le déchet n'est plus une option. Chaque action menant à une production doit être calculée selon son impact environnemental. Alors comment peut-on croire que dessiner des objets qui ne prennent pas en compte leurs faisabilités et les techniques de fabrication actuelles soit une bonne chose ?
Par le biais de cette expérience, nous voulons montrer qu'il existe bel et bien un dialogue avant même la production du premier prototype et des premiers tests. Ce dialogue dit « créatif » permet justement de se rendre compte de la faisabilité du dessin et d'éviter le plus possible les erreurs. Lors de cet échange, des concessions sont faites, des formes sont réajustées, des détails sont modifiés, des aspects sont précisés... Toute cette phase permet en réalité de confronter l'idée, la vision et le dessin du designer avec le savoir-faire, la technique et le matériau de l'artisan. Il est alors question de coût, de temps de production, d'organisation, d'outils et de finitions. Il arrive même parfois que le projet soit totalement redessiné pour correspondre à la fois à l'idée et à la faisabilité ! Quoi qu'il en soit, cette phase est essentielle dans n'importe quel processus de création. Si elle n'est pas présente, elle entraîne bien trop souvent des erreurs et des déchets ainsi qu'une perte de temps et d'argent considérable.
« J’ai été ravi de participer à Ode. Je suis extrêmement fier qu'Alexis m’ait fait confiance pour mener à bien ma partie du projet. Je pense qu'il est important de partager un savoir, de mixer des techniques, d’apporter son aide, de travailler en collaboration et de sortir de sa zone de confort. Beaucoup de mots me viennent en tête mais je suis heureux d’avoir participé à ce projet avec ces acteurs tous très doués. J'ai hâte de voir la suite ! » Timothée Véron
Amoureux du design en général, je dois vous avouer que cet instant précis où l'on cherche des solutions à chaque problème rencontré est ce que je préfère. « On ne peut pas souder cette partie avec celle-là ? Mince ! Et si on cintre cette barre plutôt que de la garder droite, tu crois que c'est faisable ? » Dessiner des formes plus ou moins réalistes, tout le monde peut le faire. Mais quand il faut trouver des solutions et adapter son dessin pour le rendre réalisable ; C'est là que le projet devient réellement intéressant !
Sachant ça, je vous invite à regarder les objets autour de vous. Tous (ou presque) sont fabriqués de façon à ce que le processus de fabrication, le travail de l'artisan et cette étape cruciale soient cachés. Voyez-vous un seul coup de couteau sur votre cuillère en bois industrielle ? Êtes-vous en mesure de dire comment cette carafe en verre a été fabriqué ? Savez-vous pourquoi votre table en plastique a cette forme là ?
Vous l'aurez compris, le cœur du projet qui nous rassemble aujourd'hui, ne réside pas seulement dans la forme finale de celui-ci. Non ; Ode est un tout. L'objectif premier est d'enfin oser montrer que le choix du matériau, de la technique et de chaque détail a son importance. C'est en voyant ce projet dans son ensemble que nous comprenons que chaque coup de couteau a droit à sa présence.
« Un beau projet qui met en lumière le travail souvent caché et méconnu que doivent fournir les artisans, à partir d'un dessin. Aussi simple soit-il, il revêt un nombre important de détails qui seront à adapter en fonction des connaissances et de la maîtrise qu'on a de son processus et de son matériau. » Julien Benayoun / Bold Design
Mais concrètement, qu'est-ce que Ode ? Comment ça marche ?
Ode a été dessiné, imaginé et dirigé par le Studio Pirouette. Mais ce projet rassemble aussi et surtout huit artisans français choisis pour leur savoir-faire, leur technique, leur originalité et leur matériau de prédilection. Je leur ai envoyé un dossier présentant le concept du projet, des plans et des modélisations 3D. A partir de là, je leur ai demandé de relever les difficultés évidentes qu’ils allaient rencontrer puis d'expliquer au reste de l'équipe les solutions envisagées.
En réalité, j’ai dessiné Ode en prenant soin de laisser au moins une grosse difficulté à surmonter pour chacun d’entre eux. Ceci les pousse alors à échanger avec le designer (moi) pour proposer et trouver des solutions. Pour certains, l'étape de résolution des problèmes avant production a été longue et s'est avérée être un gros casse-tête. Le matériau ou la technique de fabrication a souvent beaucoup évolué.
« J’ai beaucoup aimé me confronter à la technique du crochet de cette manière et face à toutes les adaptations que cela demande. Merci à Alexis, du Studio Pirouette, d’avoir lancé cette chouette initiative et d’avoir parfaitement su orchestrer les différents temps de ce projet de recherche. » Léa Tingaud / Égal Coeur
Cependant, là où le projet est devenu très intéressant, c'est quand il a fallu faire les premiers tests. Certains ont rencontrés des problèmes imprévisibles voir inhabituels et c'est en parlant avec les autres membres de l'équipe ou avec moi-même que des solutions sont apparues. Toutes ces particularités et étapes rencontrées par chacun des artisans ont été photographiées, filmées, schématisées et partagées avec le reste de l'équipe. Elles sont résumées et rendues visible dans un livret explicatif du projet qui sera bientôt disponible.
« J’ai trouvé intéressant de se confronter à un design qui m'est moins familier. Cela force à utiliser d’autres méthodes, techniques et à se poser de nouvelles questions. La connexion avec les autres artisans étant alors d'autant plus enrichissante. Chaque matière, chaque technique apporte sa propre solution à un même problème rencontré ». Stéphane Caudron / No Ceramic
« J’ai trouvé ce projet très enrichissant car il m’a poussé à travailler autrement. Il m’a permis de repousser mes limites en tant que céramiste. C’était un vrai défi ! Je trouve ce projet très riche et intéressant dans la pluralité de ses résultats. » Sophie Leterme / So_Me Céramique
Une fois que j'ai eu les différentes versions en main, je me suis aperçu (sans grande stupéfaction) que certaines matières et techniques sont plus appropriées que d'autres. Mais l'essentiel du projet est là. J'ai entre mes mains huit versions différentes qui proviennent d'un seul et même dessin.
Chaque technique et chaque matériau a entraîné des modifications plus ou moins visibles. Le détail du bec en est un exemple marquant : aucun de ces becs n'est le même ! Chacun d'entre eux a sa propre forme et ses propres dimensions. Selon le matériau et la technique utilisé, les parois de Ode sont plus ou moins épaisses, lisses, marquées ou rectilignes. Parfois, la présence d'un autre matériau ou mécanisme a même été nécessaire pour garantir le bon usage de l'objet.
« Ode a été pour moi un vrai challenge. J’ai l’habitude de travailler de façon intuitive, sur des formes organiques, des objets d’aspects plus rustiques et des surfaces inspirées par la nature, le territoire ou la beauté des imperfections. Mais c'est en ça que l'on se rend compte de la richesse du projet. Ma version de Ode a un côté un peu plus primitif et contraste parfaitement avec d'autres versions plus modernes. » Johanna Meyer
Hier, Ode était modélisé sur un logiciel 3D. Il avait une forme, des détails et des dimensions propre à lui. Aujourd’hui, Ode est multiple. Il existe en verre soufflé (Timothée Veron), en grès chamotté tourné (No Céramic), en faïence micacée conçu à la plaque (Johanna Meyer), en raphia crocheté (Léa Tingaud), en chène brûlé et sculpté (Atelier Hudelot), en grès bi-color imprimé en 3D (Bold Designer), en plâtre sculpté (Antoine Bouby) mais aussi en argile blanche sculptée (So_Me Céramique).
« Il s’agit là d’un projet très intéressant, tant pour celui qui participe - puisqu’il permet de montrer une partie de son savoir-faire et de le mettre en balance avec d’autres techniques - que pour celui qui voit les différentes versions d’Ode. Ce projet témoigne de la pluralité des matériaux envisageables et mets à l’honneur leur grain, leur qualité mais aussi leur caractère, leur complexité et leur défaut. » Antoine Bouby
Avec ce projet expérimental, j'espère qu'il sera plus aisé de comprendre ce qu'implique réellement la production d'une création. Qu'on soit artisan, designer ou un peu des deux n'a pas d'importance. Il faut dès à présent prendre conscience de ce qu'il faut faire ensemble, pour garantir une suite logique et éthique au design de demain.
« Ce projet a été très enrichissant. Il m’a permis de développer une réflexion intéressante sur sa conception et sa fabrication. De plus , je trouve le produit très réussi dans son design ! Hâte de réitérer l’expérience ! » Vincent Hudelot / Atelier Hudelot
Ode ;
Parce que ça en est véritablement une. À l’artisanat, au design et plus précisément au dialogue qui existe entre ces deux mondes qui s’entrechoquent.
Article écrit par Alexis Jacquot
Pour plus d’informations : https://www.instagram.com/ode.est.multiple/